“Sans Mario Draghi, l’euro n’existerait plus”

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Le Néo-Zélandais Andrew Bosomworth fait autorité dans le monde des investissements européens. Avec son équipe, il gère pour quelque 280 milliards d’euros d’actifs confiés par Allianz, sa maison mère, et une clientèle constituée de fonds de pension, entre autres.

Difficile d’associer l’immeuble, plutôt passe-partout de Munich à la crème de la crème de la sphère financière. Le hall d’entrée est garni de six horloges toutes simples qui donnent l’heure des grands cen- tres financiers, plus celles de Los Angeles et de Munich, où le fonds obligataire américain Pimco et Allianz ont leur siège social. Quant au bureau d’Andrew Bosomworth, patron de la filiale allemande de Pimco, son dépouillement n’est contrasté que par la présence de nombreuses récompenses, auxquelles s’ajoute, accrochée au mur, une ancienne obligation Daimler Benz d’une valeur nominale de 1.000 reichsmark, assortie d’un coupon de 4 %.

TRENDS-TENDANCES. Vous avez écrit il y a quelques mois que l’insatisfaction des électeurs à propos de l’euro ne cesserait de croître en 2017. Nous sommes en 2018 : ne pourrait-on dire que 2017 a également été l’année du retour des ambitions européennes ?

ANDREW BOSOMWORTH. Je pense que la zone euro a fait un pas de côté, ce qui lui a permis d’esquiver un certain nombre de scuds politiques. Le revirement a commencé avec les élections aux Pays-Bas, auxquelles a succédé l’échec du Front National dans l’Hexagone. La politique et les économies des pays de la zone ont effectivement changé. Je crains pourtant que ce ne soit pas d’une manière pérenne. En cas de choc asymétrique, les anciens problèmes referont inévitablement surface.

Profil

Andrew Bosomworth est entré chez Pimco Allemagne en 2001.

Il avait avant cela travaillé pour la Banque centrale européenne, pour Merrill Lynch et pour le ministère des Finances néo-zélandais.

Il est titulaire d’un master en économie de l’ Université de Canterbury (Nouvelle-Zélande, pays d’où il est originaire) et diplômé de l’ Institut Kiel (Allemagne).

Estimez-vous les pays de la zone euro insuffisamment armés ?

Les pays de la zone euro confrontés à des chocs violents ne pourront recouvrer leur position concurrentielle qu’en abaissant le coût du travail. Les salaires ne pouvant diminuer, le chômage explose, au profit d’une dégradation du contexte. C’est exactement ce que nous avons vécu en Europe, lorsque le chômage a atteint le taux astronomique de 12 %, faisant le jeu des partis populistes dans les pays aussi bien du noyau dur que de la périphérie. Cela peut encore se reproduire.

Etes-vous, comme Emmanuel Macron et le socio-démocrate allemand Martin Schulz, favorable à de nouvelles initiatives en faveur d’une union politique ?

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Regardez l’histoire. Cinq unions monétaires, dont trois comparables à la nôtre, ont vu le jour. Ces trois dernières disposaient d’une banque centrale commune et leurs membres avaient une politique budgétaire propre. Les deux autres – les Etats-Unis et le Royaume-Uni – ont une politique budgétaire commune. Seuls ces deux derniers systèmes ont survécu. Il est peu probable qu’une grande union monétaire dont les membres sont très disparates ait un avenir. Les trois systèmes disparus ont vécu une cinquantaine d’années en moyenne. On peut très bien s’obstiner longtemps dans l’erreur.

Pensez-vous que l’Union européenne va achever l’union bancaire et l’Union économique et monétaire ?

Le scénario de l’embourbement me paraît le plus probable. L’expérience nous a appris que l’Europe n’avance que sous la pression. D’après moi, elle va faire deux pas en avant, un pas en arrière.

Pour de nombreux Allemands, une union de transfert n’est pas envisageable.

Ironiquement, certains pays disposent d’un mécanisme comme celui-là. La Bavière, dans le sud de l’Allemagne, où nous nous trouvons actuellement, fut après la Seconde Guerre mondiale un bénéficiaire net des transferts monétaires au sein de la République fédérale. Ce n’est que plus tard qu’est arrivée l’urbanisation et que la région a commencé à attirer de nouvelles industries, dont celles du cinéma et des technologies. Pour faire bref, l’Allemagne dispose bel et bien d’un système de redistribution.

L’Allemagne est aussi un Etat de droit fédéral…

La zone euro a besoin d’institutions démocratiques pour gérer les transferts. Selon moi, le Parlement européen, et son système d’attribution très dégressif des sièges, n’est pas adapté. Les petits Etats ont relativement beaucoup plus de pouvoir que les grands. Le nombre de parlementaires que comptent des pays comme Malte, le Luxembourg et les Etats baltes est extrêmement élevé par rapport à l’Allemagne ou à la France. On pourrait aussi imaginer que n’y soient représentés que les Etats membres de la zone euro ; mais cela non plus, ce n’est pas idéal. Une plus grande égalité électorale s’impose.

Lors de sa création, l’union monétaire avait été présentée comme une étape nécessaire au maintien de la paix en Europe. Est-ce encore crédible ?

L’aspect historique reste crucial. Il existe des raisons économiques et politiques pour lesquelles ce projet a vu le jour. Toute une génération est née après la chute du Mur de Berlin. Ces jeunes n’ont jamais connu que la monnaie unique, et ce qu’ils savent du Rideau de fer et des Guerres mondiales, c’est ce que leur en ont raconté leurs parents et grands-parents.

Que pensez-vous des résultats de la politique d’assouplissement quantitatif ?

Au départ, j’étais favorable au quantitative easing. Je le croyais nécessaire à l’enraiement du déclin économique. Je suis désormais plutôt critique, parce que je pense qu’il met en péril la stabilité financière.

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Les modèles des banques centrales s’appuient sur la courbe de Phillips. Dans les années 1950, Phillips pensait qu’il existait une relation négative entre le taux de chômage et l’inflation. Mais cette relation est moins évidente depuis la dernière crise financière. Les salaires réagissent à peine : cela est dû à la mondialisation des chaînes de production, aux progrès technologiques, à l’existence d’entreprises comme Uber. L’évolution démographique y est également pour quelque chose – le taux de participation des seniors augmente. Les banques centrales sont beaucoup trop attentistes ; elles sont obnubilées par leur objectif de 2 % d’inflation, peu importe les effets secondaires.

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Quels sont ces effets secondaires ?

En injectant des liquidités dans le système, les banques centrales font bondir les cours des valeurs mobilières. Elles ont engagé 14 milliards de dollars de liquidités supplémentaires dans le système monétaire mondial ! Cet argent, il faut bien en faire quelque chose : c’est la raison pour laquelle la valorisation de la quasi-intégralité des classes d’actifs s’envole. Le bitcoin et les autres monnaies virtuelles profitent également dans une très large mesure du fait que la planche à billets tourne à plein régime.

Ben Bernanke, Janet Yellen et Mario Draghi sont donc responsables de la folie des crypto-monnaies ?

Je ne pense pas qu’ils aimeraient nous entendre dire ça. Les crypto-devises ne sont vraisemblablement pas autre chose que la partie émergée de l’iceberg.

Que signifie tout ceci pour la composition du portefeuille de Pimco ?

D’après nous, toutes les classes d’actifs du monde ou presque sont très chèrement valorisées. Nous diminuons progressivement notre exposition à ces risques.

Au profit de… ?

Au profit d’obligations sécurisées, comme les obligations garanties par des crédits hypothécaires, de même que des devises de certains marchés émergents. Nous sommes par contre un peu plus sélectifs à l’égard des obligations d’entreprises, des obligations à haut rendement et de celles des pays périphériques de la zone, comme l’Espagne, le Portugal, l’Italie et la Grèce.

Que pensez-vous de Mario Draghi et de son engagement à faire ” tout ce qui serait nécessaire ” pour sauver la zone euro ?

Je pense que sans lui, l’euro n’existerait plus. J’estime qu’il a bien fait son travail.

Mais vous dites également que la BCE est trop attentiste et favorise la formation de bulles…

La BCE est en plein processus d’apprentissage. L’inflation ne réagit plus comme avant. Imaginez que vous soyez un médecin dont le patient ne guérit pas malgré vos prescriptions : vous allez tenter de modifier le traitement, n’est-ce pas ? Lorsque les mesures sont inefficaces, les banquiers centraux doivent eux aussi oser prendre d’autres mesures. Ce qui m’inquiète, c’est que les marchés ne s’attendent pas à voir la Banque centrale européenne normaliser sa politique de taux avant 2020. Or il est parfaitement possible que d’ici-là, les Etats-Unis soient entrés en récession ; si c’est le cas, la BCE éprouvera énormément de difficultés à mettre fin à son programme de rachats massifs.

Où voyez-vous se former des bulles, et quand pensez-vous qu’elles éclateront ?

” Dans le monde des crypto-monnaies. Mais le risque n’étant pas systémique, comme lors de la chute de Lehman Brothers, en 2007, approfondir la comparaison ne serait pas pertinent. La somme totale des crypto-devises reste pour l’instant négligeable par rapport aux autres classes d’actifs. ”

Leur avènement est pourtant l’un des phénomènes à retenir de 2017.

C’est exact. Il n’est pas impossible que cette technologie remplace les billets et les pièces à terme. Elle aurait énormément de pouvoir dans un monde où l’argent physique n’aurait plus cours. A l’heure actuelle, les banques centrales ont le monopole de l’attribution de la valeur ; les crypto- monnaies sont, du moins pour l’instant, des phénomènes non régulés nés dans le giron du secteur privé. Mais elles incarnent une technologie bel et bien susceptible de fournir des avantages à la société. ”

Cette initiative privée pourrait-elle sonner le glas du système public ?

Le système public est apte à réguler les monnaies virtuelles et à en nationaliser la technologie. Si elles le voulaient, les banques centrales pourraient en faire la seule méthode de paiement légale.

Tout cela n’incite toutefois pas Pimco à investir dans le bitcoin…

Ce n’est effectivement pas à l’ordre du jour. Ce qui ne m’empêche pas d’apprécier les qualités de cette technologie. Rappelez-vous l’éclatement de la bulle internet : Amazon y a bien survécu. Ce groupe s’est avéré disposer d’un business model exceptionnellement bon, générateur d’énormément de valeur.

Le bitcoin pourrait donc être l’Amazon de la fin des années 2010 ?

La technologie pourrait finir par jouer un rôle plus important. D’après moi, la Chine est, sur le plan des paiements numériques, beaucoup plus avancée que la plupart des autres pays.

Par Gerben Van Der Marel.

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