Pourquoi les squelettes de dinosaures font monter les enchères

Un dinosaure à la Tour EiffelMis en vente par la maison Aguttes, ce squelette de 9 m de long et 3 m de haut a été adjugé à plus de 2 millions d'euros en juin dernier. © belgaimage
Frederic Brebant Journaliste Trends-Tendances  

Sur le marché des placements alternatifs, on connaissait déjà les oeuvres d’art, les ancêtres automobiles et les grands crus classés. Aujourd’hui, les fossiles envahissent les salles de ventes et la cote des monstres ressuscités ne cesse de grimper. Effet de mode ou nouvelle valeur refuge ?

C’était au début du mois de juin à Paris, sur les bords de la Seine. Niché au premier étage de la Tour Eiffel, le squelette d’un dinosaure vieux de 150 millions d’années donnait à la Dame de Fer un petit air de Jurassic Park. Impressionnant, le monstre reconstitué déployait ses 9 m de long et ses 3 m de haut dans le salon Gustave Eiffel, la gueule ouverte, histoire d’interpeller l’acheteur potentiel.

La mise en scène était parfaite, signée par la maison de ventes aux enchères Aguttes, comme pour mieux ” théâtraliser ” l’événement. Car ce théropode n’était évidemment pas là par hasard : la majesté des lieux visait à donner en effet un certain retentissement à ce lot exceptionnel préalablement estimé entre 1,2 et 1,8 million d’euros par les experts mobilisés pour l’occasion.

Fossiles et marteaux

Il aura fallu plusieurs échanges au téléphone et quelques surenchères pour que le marteau du commissaire-priseur s’abatte définitivement sur la somme de 2 millions et quelque 20.000 euros, soit une belle plus-value au regard de l’expertise de base. Si l’identité de l’acheteur français n’a pas été dévoilée, la publicité enregistrée autour de cette vente singulière a en revanche conforté les marchands d’objets rares dans leur analyse financière : les squelettes de dinosaures représentent aujourd’hui un marché de niche qui aiguise de plus en plus l’appétit des esthètes et des collectionneurs, mais aussi celui des investisseurs à la recherche de nouveaux placements alternatifs.

A la dernière Brafa, à Tour & Taxis, un crâne de tricératops était pour la première fois exposé. Son prix : 250.000 euros.

Ces dernières années, les ventes – encore timides, il est vrai – se sont multipliées et la cote des fossiles n’a fait que grimper dans les catalogues des grandes maisons comme Christie’s et Sotheby’s qui distillent désormais des squelettes de prestige dans leurs grands rendez-vous. Certes, le record des 7 millions d’euros dépensés en 1997 pour le T-Rex baptisé Sue – le plus complet et le mieux préservé des tyrannosaures – n’ a pas encore été égalé, mais les transactions de la décennie 2010 démontrent que le marché est clairement à la hausse.

Un placement judicieux

Ainsi, en avril dernier, une autre vente aux enchères a surpris les spécialistes à l’hôtel Drouot. Estimés chacun autour des 500.000 euros, les squelettes d’un diplodocus de 12 m de long et d’un allosaure à la mâchoire bien garnie – ” un large sourire de 60 dents affûtées ” dixit le catalogue – ont été respectivement vendus à plus de 1,4 million d’euros, soit près de 3 millions la paire de dinosaures acquise par le même acheteur australien.

Quelques mois plus tôt, c’est un autre spécimen daté de la même période – soit 150 millions d’années au compteur – qui a été vendu à Lyon pour une somme tout aussi spectaculaire. Mis à prix à 800.000 euros en décembre 2016, cet autre allosaure complet à 75 % – un pourcentage important dans la définition des critères de valeur – a été adjugé à plus de 1,1 million. Baptisé Kan, ce dinosaure découvert il y a huit ans à peine dans le Wyoming américain a été acheté par un certain Kléber Rossillon, propriétaire des Jardins de Marqueyssac, un site touristique de la Dordogne qui expose désormais ce prestigieux squelette. Un placement judicieux qui a dopé depuis le nombre de visiteurs du parc.

Sortir du rang

Entretenue par les sorties successives des films Jurassic Park ces 25 dernières années, la fascination pour les dinosaures est aujourd’hui bien palpable dans les maisons de ventes aux enchères. ” On peut y voir une forme de snobisme, commente Dominique de Villegas, commissaire-priseur à l’hôtel de ventes Horta à Bruxelles. Pour se distinguer des autres collectionneurs, certains acheteurs choisissent en effet des lots qui sortent de l’ordinaire. Mais il faut aussi rappeler que les grandes maisons comme Sotheby’s ou Christie’s sont des machines à vendre aux enchères. Elles n’écoulent pas que des oeuvres d’art. Elles vendent également des voitures de collection, des grands vins millésimés, des morceaux de lune et aujourd’hui des dinosaures. Elles jouent avec l’air du temps et ça leur sert aussi d’argument marketing pour faire parler d’elles. ”

Plutôt que d’acheter un énième Warhol ou un ” nouveau ” Basquiat à accrocher dans le salon, le collectionneur d’art jouerait donc la carte de la diversification avec des pièces surprenantes qui flirtent avec l’art sans nécessairement en être. Une tentation d’autant plus grande que le marché de l’art contemporain est régulièrement présenté comme une bulle prête à éclater, truffée de tableaux et de sculptures dont les prix s’effondreraient au moment fatidique, comme le décrit le journaliste français Jean-Gabriel Fredet dans son livre Requins, caniches et autres mystificateurs.

Cabinets de curiosités

Si l’envie de diversifier son patrimoine peut partiellement expliquer le récent succès des fossiles sur le marché des enchères, un autre phénomène doit cependant être pris en considération dans les raisons qui justifient cette ” dinomania ” en version squelettique. ” On assiste au retour des cabinets de curiosités tels qu’on les a vus apparaître à la Renaissance, explique Roland de Lathuy, directeur du bureau de représentation de Christie’s à Bruxelles. Il s’agit de pièces où l’on expose différentes choses comme des objets d’art et de maîtrise, mais aussi toutes sortes d’objets d’histoire naturelle comme des fossiles ou des coraux. Aujourd’hui, ces cabinets de curiosités reviennent à la mode et je ne suis donc absolument pas étonné que les squelettes de dinosaures suscitent l’intérêt des collectionneurs qui sont autant fascinés par les oeuvres d’art que par les oeuvres de la nature, surtout lorsqu’elles sont rares. Ils sont à la recherche d’originalité et ça leur permet surtout de se démarquer des autres acheteurs. ”

Indice révélateur : à la dernière Brussels Antiques & Fine Arts Fair (Brafa) qui s’est tenue en janvier à Tour & Taxis, un crâne de tricératops était pour la première fois exposé au prix de 250.000 euros. A la manoeuvre commerciale, la galerie italienne Theatrum Mundi proposait également, au coeur de cette Brafa 2018, une tenue de cosmonaute soviétique et le costume original de l’un des quatre reptiles-stars du film Les Tortues Ninja, de quoi garnir audacieusement le cabinet de curiosités de l’un ou l’autre esthète…

Le record des 7 millions d'euros dépensés en 1997 pour le T-Rex baptisé Sue - le plus complet et le mieux préservé des tyrannosaures - n'a pas encore été égalé.
Le record des 7 millions d’euros dépensés en 1997 pour le T-Rex baptisé Sue – le plus complet et le mieux préservé des tyrannosaures – n’a pas encore été égalé.© belgaimage

Attention, danger !

Aujourd’hui intégrés dans ” le nouveau marché de l’art “, les squelettes de dinosaures représentent-ils pour autant une valeur refuge ? ” Certainement pas !, tranche énergiquement le commissaire-priseur Dominique de Villegas. La législation évolue tellement vite au niveau de l’ivoire, des cornes et des fossiles que je ne conseillerais jamais l’achat de ces objets dans une logique de rentabilité. Cela doit rester un investissement-plaisir. ”

Même son de cloche du côté de Pascal Godefroit, paléontologue à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique : ” Il est vrai que les ventes de squelettes de dinosaures ont pris de l’ampleur ces dernières années, mais il faut rester très prudent et distinguer les ventes légales des ventes illégales, prévient le scientifique. On évolue dans un monde d’escrocs où l’on trouve aussi ce que j’appelle les ‘dinosaures gonflables’ : avec trois bouts d’os, certains arrivent à reconstituer un squelette complet et à le vendre sans qu’il y ait la moindre contre-expertise ! Et puis, il y a surtout un trafic organisé avec des fossiles qui n’auraient jamais dû sortir du pays où ils ont été découverts. A ce propos, sachez que la Mongolie ne rigole plus du tout ! “. Et Pascal Godefroit de rappeler la mésaventure de l’acteur américain Nicolas Cage – grand amateur de squelettes de dinosaures au même titre que son collègue Leonardo DiCaprio – qui a dû rendre à la Mongolie un crâne de tyrannosaure qu’il avait acheté 276.000 dollars lors d’enchères aux Etats-Unis. Le comédien ignorait que cette pièce avait été volée et illégalement sortie de ce pays asiatique qui interdit toute exportation de fossiles depuis 1924.

Musées sur la touche

On l’aura compris : il convient d’observer la plus grande vigilance dans l’achat de squelettes de dinosaures – surtout sur le circuit parallèle – et les grandes maisons de ventes redoublent d’ailleurs de prudence pour éviter tout soupçon de complicité dans ce trafic organisé. Mais au-delà du risque d’acheter un ” dinosaure gonflable ” ou des fossiles illégalement importés, il faut aussi tenir compte de cet autre problème de conscience qui gagne aujourd’hui ce marché de niche avant de se lancer dans tout investissement. En faisant monter les enchères, les collectionneurs d’art et de curiosités mettent en effet sur la touche les grandes institutions scientifiques qui ne peuvent plus se permettre de sortir de telles sommes.

” Le prix raisonnable pour un grand dinosaure tel que ceux qui ont été récemment mis aux enchères se situe entre 500.000 et 1 million d’euros, puisqu’il faut généralement compter deux ans de fouilles, plus deux ans de préparation et la rémunération des intermédiaires, confie le paléontologue Pascal Godefroit. Mais vendre ce squelette 2 millions, cela devient n’importe quoi ! C’est de la pure spéculation ! Sans parler du risque qu’il quitte définitivement le giron scientifique et que le grand public ne puisse l’admirer au sein d’un musée. C’est pourquoi je préconise à mes confrères de mettre les mains dans le cambouis et d’instaurer un dialogue avec les mécènes potentiels. Il faut créer des partenariats et acheter utile. Il y a là un réel potentiel. ”

Sponsoring utile

Aux Etats-Unis, c’est exactement ce qu’ont fait de grandes sociétés comme McDonald’s et Walt Disney il y a plus de 20 ans déjà. Généreux sponsors du Field Museum de Chicago, ces entreprises ont permis à ce musée d’histoire naturelle d’acquérir le fameux T-Rex nommé Sue pour qu’il reste visible par tout un chacun. Un exemple inspirant qui pourrait, pourquoi pas, amener d’autres investisseurs européens sur le marché des fossiles, à l’instar de la société Soprema en France dont le logo historique est un mammouth. Certes, on ne parle plus ici de dinosaures qui ont plus de 100 millions d’années au compteur, mais de squelettes d’animaux disparus il y a quelque 10.000 ans.

Beaucoup plus ” jeunes “, les mammouths n’en restent pas moins intéressants sur le marché des enchères – leur cote a aussi grimpé ces dernières années – au point que l’entreprise Soprema, spécialisée dans les produits d’étanchéité, en a acheté précisément un au prix de 550.000 euros en décembre 2017. Spectaculaire, cet ancêtre lointain de nos éléphants ornera à l’avenir les nouveaux locaux de la société, mais le squelette a été entre- temps exposé sur la place du Château à Strasbourg dans le cadre d’un festival dédié à ” l’art et l’industrie sur la place publique ” au printemps dernier. Et ce, pour le plus grand bonheur des passants…

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